Schmitronic

Réparations d'appareils électroniques vintage



Dépannage d'un lecteur CD Philips 650 "Lampirisé"

Un client audiophile a acheté d'occasion un des premiers lecteurs CD de Philips, inventeur de la musique numérique, et donc une pièce de collection aujourd'hui (voir mes autres pages sur le sujet). De plus, il a été "lampirisé" ! C'est-à-dire que la partie préampli a été remplacée par un circuit à "tubes" ! Et pour finir un module Bluetooth a été rajouté. Un contact en face avant (à la place de la sortie casque) permet d'activer un petit relais qui sélectionne le signal stéréo de sortie, CD ou BT. Intéressant, l'appareil contient donc 3 générations de technologies : tube des années 1960, lecteur CD des années 1980 et Bluetooth des années 2000 ! Ces machines customisées se vendent à un prix fou ...

Face avant

Malheureusement, après quelques heures de bon fonctionnement, cet appareil haut de gamme provoque des craquements, du souffle, un canal qui va et vient, la machine devient instable. D'où son arrivée chez moi. Ma 1ère observation : le filament est très lumineux ...

Vue d'ensemble avec les modules rajoutés

Je commence par étudier cette "lampirisation". Le travail a été très bien fait, par un électronicien qui s'y connait et travaille proprement. Tous les composants de la partie préampli ont été dessoudés du circuit imprimé, et d'autres ont été ajoutés : une alimentation 250VDC et une autre de 12,6VDC régulée pour le filament, gros condensateurs de sortie, une double triode et ses résistances de polarisation. Et ailleurs, le module BT et le relais. Heureusement qu'il y a de la place dans le boitier.

Mais d'abord d'où vient cette mode de remplacer le préampli à ampli op par des tubes ? Lukasz Fikus, un ingénieur polonais, a proposé ce principe il y a quelques années. Voici le manuel qu'il a écrit sur le sujet, une méthode simple pour calculer le circuit pour n'importe quel tube, et la liste des machines qu'il a modifiées. Très intéressant tout cela. D'habitude je ne suis pas convaincu de la supériorité audio des tubes sur les transistors ou amplis op, discussion si chère aux "audiophiles mystiques". Mais c'est vrai qu'en dehors du rituel autour des tubes, j'aime bien écouter la musique amplifiée par des tubes. Une différence tangible (=objective !) est que la non-linéarité douce des courbes des tubes (triodes, pas pentodes) entraine une distorsion formée d'harmoniques paires (et un petit effet très efficace de compression), tandis que lorsque un transistor ou un ampli op tape le rail d'alimentation dans les sons impulsifs, il y a écrêtage, la distorsion est dure mais courte et constituée d'harmoniques impaires. Et ? Et bien, les harmoniques paires des tubes sont agréables, rondes et chaudes à l'oreille tandis que les harmoniques impaires des transistors sont dures, métalliques et fatigantes à l'oreille ... Voir cette bonne discussion sur le sujet "5. La chaleur d'un son" et une analyse plus technique ici. D'autres précisent que le son plus naturel des lampes vient surtout du fait que ces circuits n'emploient pas (ou peu) de contre réaction qui permet de fortement diminuer la distorsion mais cause un son plus dur lors des transitoires. N'ayant pas étudié tout cela plus à fond, je ne vais pas approfondir le sujet.

Ici Lukasz Fikus justifie l'utilisation de tubes dans les lecteurs CDs en expliquant qu'à l'époque Philips a très logiquement utilisé des amplis op pour la préamplification. Malheureusement, la qualité des amplis op de l'époque n'était pas terrible. C'est vrai qu'on a fait mieux depuis, d'ailleurs pas mal de techniciens remplacent les ampli op d'origine par le haut de gamme actuel ... et c'est nettement plus simple que d'y installer un tube, car le brochage étant toujours le même, il suffit de faire l'échange ! De plus, les tubes sont mieux adaptés à la sortie en courant des fameux convertisseurs DAC TDA1549, clé du succès de la technologie CD. Leur qualité est extraordinaire et c'est dommage de gâcher la qualité de sortie de ces DAC par des amplis op, et un circuit à tubes bien adapté est une bien meilleure solution. Je peux accepter cette analyse.

Il faut quand même savoir qu'en lampirisant une machine, on perd la sortie casque et le mute automatique en avance rapide, normal puisque toute la circuiterie de préampli d'origine disparait.

Je commence par relèver les valeurs de tous les composants : résistances de grille, de cathode, d'anode, tensions de filament et d'anode.

Relevé complet du circuit trouvé dans le lecteur

Puis j'analyse le circuit. On voit ci-dessous qu'une résistance commune (Rs = 15k) alimente les 2 triodes via les résistances d'anode (Ra = 20k) qui déterminent le courant d'anode IRa de 3,3mA. Rk traversé par le courant d'anode détermine la polarisation négative de grille en principe de -0,7V. Les sorties en courant du DAC (0,5mAeff !) se déversent dans Ri pour créer la tension AC de grille (50mVeff). La tension de repos d'anode se stabilise autour de 83V et je constate un gain de 20, ce qui donne bien un niveau de sortie ligne mesuré approximativement de -1dBu, entre le niveau pro de +4dBV et grand public de -10dBu.

Recalcul du circuit

Mais quelque chose ne va pas du tout, le filament brille trop fort, le tube chauffe fort, je mesure 160°C ! Le tube est un 6BQ7A et, comme son nom l'indique, le filament doit être alimenté en 6,3V, et je fais des bonds en voyant que le régulateur de l'alimentation de filament donne très précisément à 12,6V ! Le double ! Je vérifie et mesure plusieurs fois pour le croire : le circuit n'est pas conçu pour ce tube ! J'ai du mal à croire que le réalisateur de ce montage si propre ait fait une erreur pareille. A tout hasard, j'alimente en 6,3V : le signal devient très faible, il y a de la distorsion et le régulateur 7805 (+2 diodes) chauffe à mort car il reçoit 20V en entrée. C'est clair un 6BQ7A n'a rien à faire là. J'analyse ce tube de plus près et constate qu'une des 2 triodes a une résistance de 1Mohm entre cathode-grille-anode alors que je devrais mesurer l'infini. Le tube est donc à moitié mort. Normal, en surtension de filament, la température résultante trop élevée a provoqué des dilatations excessives et des déformations qui ont provoqué craquements, souffles et pertes de gain. La résistance non négligeable entre cathode, grille et anode en sont la preuve. De plus ce tube a été spécialement conçu pour les  étages d'amplification UHF en TV ! Rien à voir avec l'audio donc.

Le 6BQ7A en surtension, cela fait un bel éclairage, mais cela détruit le tube ...

Mais comment ce tube TV est-il arrivé là ? Une petite recherche google "6BQ7A" + "CD player" m'amène sur un forum d'audiophiles mystiques  qui dit : "... Another good one is the 5965 and an even better tube is the 6BQ7A, an RF tube with striking sonics. All these tubes are dual triodes, long lasting and reasonably priced  ...". Je pense que c'est donc très clair : un ancien propriétaire du lecteur est tombé sur ce forum qui mentionne ce soi-disant super tube 6BQ7A, l'a acheté et l'a mis à la place de l'original sans se rendre compte que la tension d'alimentation du filament est différente ! Le pire c'est que cela fonctionne ... mais seulement pendant quelques heures ! Quelle bande de rigolos tous ces fous de tubes audio. De plus, cette soi-disant qualité supérieure n'est mentionnée qu'une seule fois sur internet et j'ai beaucoup de mal à croire qu'un tube spécialement conçu et testé pour la haute fréquence pendant plusieurs années par les meilleurs ingénieurs soit supérieur aux tubes spécifiques pour l'audio ... des mythes tout cela. Mon client a fait des bonds quand je lui ai appris qu'il s'est fait avoir.

Bien, maintenant il me faut retrouver le modèle du tube pour lequel le circuit a été conçu. Les modèles de tubes préconisés dans le document Lampizator de Lukasz Fikus ont tous un support octal, or ici on a un socket noval, donc on oublie déjà ces modèles là. J'ai un bon vieux logiciel qui permet de chercher une base de données de tubes (TDSL) de manière paramétrique, et en double triode novale, avec 12,6V de tension filament, seules les ECC81/12AT7, ECC82/12AU7, ECC83/12AX7 sortent comme candidats potentiels, des tubes classiques de préamplification audio. Pour avoir une tension d'anode à la moitié de B+, il faut rester proche d'un courant d'anode de repos de 3,5mA et mes calculs de signaux d'entrée/sortie ont montré qu'il faut un gain aux alentours de 20. Le courant d'anode recommandé de la ECC81 est de 5mA (parfait) mais le gain est de 65. Le courant recommandé de la ECC83 est de 0,7mA, et max 3mA, et le gain est de 100, donc on l'oublie de suite ! Pour la ECC82 le courant recommandé est de 11mA mais le gain est pile-poil de 20 ! Polariser le tube plus bas que le courant recommandé ne pose pas trop de problème, la puissance dissipée est moindre ce qui est très bien, le seul risque est d'entrer dans la zone de non-linéarité des courbes et d'entrainer de la distorsion. Mais comme le signal d'entrée et de sortie sont faibles cela ne pose pas de souci. La droite de charge (de fonctionnement) et le point de repos sont sur les courbes ci-dessous.

Point de fonctionnement de la ECC82

Après fouille dans ma caverne d'alibaba (mon vieux stock), je retrouve une ECC82 ! Je l'installe, j'allume, la lumière du filament est quasi invisible mais après quelques secondes le résultat est ... bluffant ! Le son est parfait, puissant, net, stable et chaud (ah les basses, il faut dire que j'ai des moniteurs de studio B&W DM2 !), pas de craquement, ni souffle ! La température monte gentiment à 40°C et reste là, le régulateur est tiède également, bingo.

La ECC82 alimentée correctement, on ne voit plus la lumière du filament, c'est moins beau, mais cela fonctionne !

Voilà une découverte et un projet très intéressant. J'ai l'impression que je suis bon pour trier mon stock de tubes, et en acquérir d'autres, car les demandes de lampirisation vont bientôt arriver !

Le hasard a fait que quelques temps plus tard j'ai pu mettre la main sur un vieux stock de plusieurs centaines de tubes, et comme il est difficile de trouver un lampemètre pour les mesurer, et bien, comme on n'est jamais mieux servi que par soi même, j'en ai fabriqué un ! A découvrir ici.